Robert Pinget

Je tenais au mien, certes Mais combien j’aurais eu plaisir à un tracé fait par d’autres que moi, à le parcourir comme une merveilleuse ficelle à nœuds et à secrets, où j’aurai eu leur vie à lire et tenu en main leurs parcours. » Monsieur Songe pourrait bien se trouver sur cette ficelle à nœuds et à secrets, et chercher son équilibre, tout comme nous entre les mots songe-creux et songe-malice.

Vers un art de l’attitude
 

 

 

 

Madeleine Renouard : Chaque livre est un univers nouveau. (…)
Robert Pinget : Mais quand il nous arrive de nous relire, je dis nous parce que ça arrive à infiniment d’écrivains, on est un autre personnage, on ne se reconnaît pas. (Robert Pinget à la lettre, 1993)

La dédicace de Patrice Le Guen le repos du tailleur unit les sculpteurs « qui ont su depuis toujours » aux « amis des arts » « art toujours vivant » dans un même souffle un même élan. L’« hommage » au mécène Daniel Chhé se déroule d’« homme de passion » à « hommes qui extraient le granit » puis se décline avec rigueur et précision en trois paragraphes. Le fil d’Ariane découvre des fragments de vie jusque dans les plis de la tenue. Ainsi les êtres humains « se dressent » témoins de leur propre histoire. En gallois le soleil se dit « l’œil du jour ». Tel que le représente Patrice Le Guen le tailleur n’est pas sujet coup de marteau, il est libre et maitre de son temps. Monsieur Songe lui aussi « n’a plus besoin de personne pour lui dicter sa conduite » (p. 11). De son balcon il observe un bateau disparaître derrière un îlot. Le ton est celui d’un constat assez triste, froid malgré le soleil, comme si les pêcheurs ne reviendront pas. Le premier chapitre s’intitule la retraite. La retraite désignée à la fois l’action de se retirer et l’état de la personne retirée mais aussi le lieu où l’on se retire. C’est pourquoi cet abri de fortune me fait penser a l’écrivain trouvant refuge dans son livre, le personnage de Robert Pinget monsieur Songe ressemble au tailleur.

Samuel Beckett qualifiait le travail de son ami suisse « d’orfèvrerie », cette sculpture ressemble à de la dentelle. Sur les blasons un retrait évoque une pièce qui n’avance pas jusqu’au bord de l’écu comme sous le bras droit. Tout n’est pas parfait. Cependant, la chapelle est ardente. Placer quelqu’un en coupe réglée c’est lui imposer des sacrifices, des privations et le travail dans les carrières d’extraction souvent été associé à cette idée. La coupe en architecture comme ici « montre bien les dimensions relatives et les détails intérieurs », nous précise le dictionnaire Littré. Les lignes ici ne séparent pas, elles différencient les intervalles variés de face, puis attirent subtilement notre attention sur des pointillés. Les lignes nous conduisent de profil à distinguer les divers volumes ; la superposition des pavés nous incite à reconnaitre l’ardeur à l’ouvrage et suscite notre admiration. On apprécie encore la trace laissée à la terre à droite comme une empreinte. Patrice Le Guen a su « donner vie à cette matière qu’est le granit rose » aussi à Combourg où on retrouve la même délicatesse, la même finesse pour honorer mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand.

La liberté s’écrit
 

Le roman Monsieur Songe débute par un chapitre intitulé « Le retraité » et le commentaire placé en exergue « J’aurai dormi » prête à sourire. La distance qu’installe l’ironie est révélatrice de l’inanité de toute entreprise autobiographique, mais au lieu de se dérober, de se laisser tenter par cacher la réalité ou la présenter à son avantage Robert Pinget prend le parti de réunir, les commentaires notés dans ses carnets depuis 1956.pour donner naissance en 1982 à ce double de lui même

Voici avec quelle précaution il nous le présente dans l’avant-propos.

« Pendant une vingtaine d’années je me suis délassé de mon travail en écrivaillant les histoires de Monsieur Songe. (…)un volume qui est, je le répète, un divertissement. » Le suffixe « aille » peut aussi être entendu comme un son évoquant la souffrance. Le repos est sans doute bien mérité après un travail harassant qu’on a l’élégance de ne pas évoquer. Le registre de la langue m’apparaît populaire, il rappelle la « gouaille » d’un travailleur.

Le songe peut être défini comme « l’ensemble des opérations irrationnelles des facultés intellectuelles en partie éveillées chez une personne qui dort ». D’emblée donc l’écrivain doute et son univers est celui de l’entre-deux. Le mot songe est très ancien et nous amène à considérer l’œuvre des artistes à l’aune du temps qui passe. Racine dit d’un mal passé, disparu, qu’il n’est plus qu’un songe. 

« Songez-y » signifie attention vous êtes dans l’erreur, il vous faudra vous remettre en question. Or effectivement Mr Songe est un écrivain qui passe le plus clair de son temps à tout remettre en question, y compris lui-même. Mais pas seulement lui-même.

Le fait de dire « je le répète » prouve que l’artiste ne se sent pas toujours bien entendu, bien perçu. Peut-être éprouve-t-il alors la nécessité de dire ici ce qui lui semble important, ce qui lui tient à cœur.

Monsieur Songe n’est pas à la recherche de certitudes ou d’explications rationnelles « Pour sortir d’une impasse il faut en prendre une autre » p23 Robert Pinget dont l’un des livres s’intitule L’Hypothèse necherche pas à communiquer ce qu’il sait mais bien à faire partager un cheminement. Il nous apprend à découvrir ensemble où nous emmène l’écoute p 106 « suite possible »

On peut difficilement le cerner, le définir. L’artiste est présent au monde mais tout en étant un peu ailleurs. Le personnage tient un discours sur lui-même et commente dans un métarécit le discours qu’il tient.

Au travers des interventions de son personnage Robert Pinget n’hésite pas à s’amuser de la curiosité du lecteur, qu’il déjoue, peut-être aussi pour le mettre en alerte et le rendre autonome, indépendant. Dès l’incipit le lecteur ne prend pas tout au pied de la lettre et p 63 alors que le titre du chapitre apparaît « Une existence falote » le commentaire de Monsieur Songe « Dit-il » marque la rupture entre ce que dit le narrateur et ce qu’il faut en conclure. Ainsi sommes-nous capables d’imaginer un personnage imaginaire directement par l’écoute de sa voix sans qu’il soit représenté, comme on regarde un tableau non-figuratif.

Alain Robbe-Grillet disait de Robert Pinget qu’il est « l’inventeur du roman qui s’invente lui-même « et Robert Pinget a toujours déclaré n’avoir rien à dire, rien à représenter sinon la conquête d’un territoire intérieur et d’une « vérité morale » nous rappelle David Ruffel de l’université de Perpignan dans un article débattant de notions théoriques sur lesquelles nous reviendrons au printemps, après en avoir approfondi l’étude à l’université.

En lisant les œuvres de Robert Pinget on a souvent l’impression que sa voix nous donne à entendre des révélations car nous sommes surpris par l’effet sur notre oreille alors que le sens reste à chercher et n’apparaît pas de manière explicite.

Aline Marchand dans sa biographie intitulée Robert Pinget Poète à Minuit, nous apprend que Robert Pinget apprécie Max Jacob or pour celui-ci « l’art est un jeu tant pis pour celui qui s’en fait un devoir. »

Alors essayons de jouer avec le titre.

Monsieur Songe semble donc ici nous tirer par l’oreille pour nous amener vers le doute. Ainsi je lis la lettre S mais j’entends aussitôt « est-ce ? » « On » « je » Le « je » semble effectivement se déployer dans toute la langueur d’un songe qui fait suite à une question.

Le titre fait se répondre et se rapprocher les deux premières syllabes des deux mots « mon » et « son ».

La proximité sonore s’ajoute à celle du sens. Deux pronoms personnels caractérisant et différenciant ce qui est mien et de ce qui est sien, attire l’attention sur ce qui est propre à celui qui écrit.

Le « mon sieur « est défini dans la dualité

-par le son » je « comme un ensemble de sonorités qui définiraient sa personnalité 

-par la substantivisation du verbe songer qui fait passer d’un état d’âme à un personnage comme si par le songe l’auteur pouvait en tant que personne, en tant qu’individu se fondre dans les mots et les sonorités.

 Robert Pinget nomme le langage matériau alors cette sculpture intitulée Le tailleur me fait penser à lui.

La syllabe « mon » est liée au sens de Monsieur qui désigne ainsi une personne en liant sa respectabilité non pas à la possession de quelque chose de matériel mais à la présence d’autrui « si » « eux ». On peut peut-être y voir une « intériorisation du regard d’autrui » telle que l’évoque Nathalie Heinich dans son ouvrage sociologique Ce que n’est pas l’identité.

Le son « je » est placé à la fin comme quelqu’un de poli qui accueille l’autre en lui laissant la première place pour le mettre à l’honneur.

La substantivation du verbe songer fait passer d’un état d’âme à un personnage, comme si par le songe l’auteur pouvait se fondre dans les mots et les sonorités et puisque l’artiste nomme le langage « son matériau » j’ai choisi cette sculpture Le Tailleur pour illustrer mon étude.

Les lettrés connaissent Le songe d’une nuit d’été de Shakespeare, La vie est un songe de Calderon ou bien encore Le Songe de Strindberg dont ils trouveront certainement des échos dans l’œuvre de Robert Pinget.

Songer évoque le fait de penser à quelque chose après coup et correspond donc à une action qui s’inscrit dans la durée. Il s’agit de penser après un silence, une controverse, un débat, le mot évoque notre faculté à changer d’opinion.

Comme Monsieur Teste de Paul Valery l’artiste prend aussi le contre-pied de ce qu’on attend de lui.

 Dans l’avant-scène du 15 février 1975 Pierre Franck en appelle à la liberté d’Esprit pour préserver nos sociétés de la robotisation et voit dans Monsieur Teste l’expression  « d’une intelligence rayonnante ».Dans cette adaptation théâtrale on peut lire : « Vous n’ignorez pas cher Rêveur que dans les songes il se fait quelquefois un accord singulier entre ce que l’on voit et ce que l’on sait mais ce n’est point un accord qui se supporterait dans la veille ».A la fin de la pièce le personnage imaginaire paraît comme endormi.

Monsieur Songe confirme dans ses prises de position à de multiples reprises son désaccord avec les structuralistes. Quand le maître se dispute avec la bonne on peut s’interroger. N’est-ce pas là une manière de se moquer de certaines querelles littéraires ? On peut y voir une allusion à la dispute et déjà lire l’article disponible sur le site CAIRN info de Béatrice Perigot Dialectique et Littérature : les avatars de la dispute à la renaissance.

Le lecteur n’est à cette occasion ni considéré comme un étranger, ni comme un familier dans la maison de l’auteur car il est mis à distance par la dispute ; il pourrait éprouver de la gêne. David Ruffel dans L’écriture-fiction de Robert Pinget pense qu’« à Barthes qui voyait dans l’écriture une mise en scène de la communication sociale et une aliénation à la fable, Pinget oppose le « récit de l’écriture »et il cite les théories de Kate Hambürger et de Genette.

Le temps de l’écriture, de l’écoute de soi ne serait fructueux qu’en renonçant à obtenir des réponses à toutes nos questions. L’écoute vient avec le temps, un temps non maîtrisé, une respiration de l’esprit.

Dans Monsieur Teste Paul Valery évoque un puits, un « endroit des mots ».

David Ruffel analyse:

« Désécrire pour Pinget passe par l’écoute de la rumeur intérieure qui est aussi rumeur collective, cette « parole non parlante qu’identifiait Blanchot à propos de Beckett à la source de toute écriture, ce point neutre (le fameux « ton des romans) que l’activité pingétienne  s’emploie à saisir comme point dans lequel s’originent et tout autant s’effondrent les fables et les diverses voix : «  […] non-lieu définitif, la Parque bredouillante  Les premières pages de Cette voix mettent en scène de manière saisissante cette activité d’audition :

« Ou s’approcher du puits écouter quelque bruit venant du fond un murmure un chuchotement s’approcher mains agrippées à la margelle murmure »

De quoi sommes-nous faits, à quoi nos existences se résument-elles, il est bien question avec la littérature d’en débattre et de trouver du sens. Trouver ce puits en nous, y descendre en ramener des mots, des voix est une source de bonheur. Chercher ce qui est vrai entre soi et l’autre, faire la part des choses entre ce qui correspond à une réalité et ce qui passe comme chimère. C’est à nous, lecteurs, lectrices, de faire la part des choses

Les pensées de l’écrivain sont tout à fait pertinentes et stimulantes. P106 « on a de passé que pour autant qu’on se le dise ou qu’on projette de se le dire. Supposé le cas de quelqu’un qui n’aurait jamais évoqué son passé ou dont personne ne l’aurait évoqué, ce quelqu’un n’aurait jamais existé » Cela a l’air anodin et est qualifié de sophisme par l’intéressé. Et pourtant écoutons un peu de Paul Ricoeur extraits de Du texte à l’action pour « rassembler les formes et les modalités dispersées du jeu de raconter. (..)A l’encontre de ce morcellement sans fin, je fais l’hypothèse qu’il existe une unité fonctionnelle entre les multiples modes et genres narratifs. Mon hypothèse de base est à cet égard la suivante : le caractère commun de l’expérience humaine, qui est marqué, articulé, clarifié par l’acte de raconter sous toutes ses formes, c’est son caractère temporel. (…)Tout ce qu’on raconte arrive dans le temps(…) et ce qui se déroule dans le temps peut être raconté. Peut-être même tout processus temporel n’est-il reconnu comme tel que dans la mesure où il est racontable d’une manière ou d’une autre. »

Parce que c’est anodin parce qu’on ne s’y attend pas la voix de Monsieur Songe nous emmène loin tout en étant proche de nous, car elle n’est pas factice, elle n’enjolive pas. Elle est très attachante mais il ne renonce pas à reconnaître l’ambivalence du bien et mal. Il reste entre-deux avec beaucoup de délicatesse. Il partage son quotidien avec simplicité, générosité et la dérision amène l’humour. L’esprit aussi doit se détendre et ce faisant nous lâchons prise pour nous émouvoir de son amertume ou son désarroi car le dernier chapitre est intitulé « ah la belle époque ».

La réappropriation de la voix de Mr Songe passe donc par l’apprentissage du lecteur : cette lecture lui apprend à songer par lui-même.

Il ne s’agit pourtant pas de savoir ce que fait Monsieur Songe et d’en déduire des considérations intellectuelles intéressantes. Il s’agit d’accepter de lire, c’est à dire d’entendre d’abord l’autre dans sa différence, dans sa spécificité et de l’accepter comme tel au lieu de chercher à se faire d’abord une idée du personnage, à se le figurer, à le comprendre. Entendre ce qu’il a à dire, quel qu’il soit, pas comme s’il nous raconte une histoire ou son histoire. Communion et langage expérimentation Monsieur Songe transmet au lecteur les « objets artistiques » que sont ses notes sans les séparer des conditions de leur origine, d’où l’intérêt du récit au quotidien, de ce qui attire son attention, de ce qui fait la vie de tous les jours.

En quatrième de couverture des Editions de Minuit, 2011, Bertrand Poirot-Delpech salue l’artiste en ces termes : « Un Teste un peu flapi mais encore capable d’apporter des clartés sur le fonctionnement des esprits réputés plus verts. Son âme saugrenue le sauve des délabrements ordinaires. Il en tire des sons qui jusqu’au bout, ne seront qu’à lui, et enrichiront notre oreille. »

Nous souhaiterions montrer dans notre étude que cette œuvre rétablit ce que John Dewey déplore c’est à dire la disparition « du lien entre les œuvres d’art et le Genius loci dont elles ont autrefois été l’expression naturelle. Il explique que les arts, dotés d’une signification précise faisaient partie de la vie d’une communauté organisée. « Même à Athènes il était impossible de libérer les arts de leur enracinement de l’expérience directe sans qu’ils perdent leur dans notre signification. »

Ainsi la lecture de Monsieur Songe nous fait entrer dans Un espace littéraire pour reprendre le titre d’un livre de Maurice Blanchot, nous fait traverser un Espace du vide titre d’un livre de Peter Brook et résonne avec celle de L’espace du dedans cher à Henri Michaux dont voici un extrait

« Dessiner l’écoulement du temps

Au lieu d’une vision à l’exclusion des autres j’eusse voulu dessiner les moments qui bout à bout font la vie, donner à voir la phrase intérieure, la phrase sans mots, corde qui indéfiniment se déroule sinueuse, et, dans l’intime, accompagne tout ce qui se présente du dehors comme du dedans. (…)

Je tenais au mien, certes Mais combien j’aurais eu plaisir à un tracé fait par d’autres que moi, à le parcourir comme une merveilleuse ficelle à nœuds et à secrets, où j’aurai eu leur vie à lire et tenu en main leurs parcours. » Monsieur Songe pourrait bien se trouver sur cette ficelle à nœuds et à secrets, et chercher son équilibre, tout comme nous entre les mots songe-creux et songe-malice.

Vers un art de l’attitude