À travers ce que j’écris, je ne fais que rechercher l’autre. Recherche sourde, inquiète ou passionnée. (Journal daté du 26 avril 1968, revue Les Épisodes, n° 18 novembre 2003)
Au recto, la régularité des stries verticales contraste avec l’aspect lisse d’une délicate épaisseur. Au verso, les lignes verticales se prolongent tout du long ; les paroles de l’auteur semblent alors suspendues au temps : « J’espère trouver le temps de réfléchir sur ma vie tout en regardant le paysage à travers la fissure. » D’un côté, les colonnes cannelées forment un écrin en coquille autour de lèvres ourlées. De l’autre, les sillons s’ouvrent, tel un rideau, pour qu’un œil droit solidement ancré au beau milieu du paysage prenne forme. Le robuste monument de granit se situe un peu en bordure du chemin de sable, à la marge. Cette sculpture empiète cependant assez sur la pelouse pour ne pas passer inaperçue. Elle porte le nom de Distant View. Le maître d’œuvre souhaitait peut-être amener les passantes et les passants à s’écarter légèrement des sentiers battus pour prendre le temps d’envisager d’autres horizons.
La discrète suscription du sculpteur revêt un caractère autoréflexif. Les propos tenus traversent le granit de part en part et confèrent à cette trouée une bien belle allure, celle d’une Bretagne ouverte et tolérante. L’organe de la parole et du souffle est médiation entre la situation où se trouve un être et les mondes inférieurs ou supérieurs dans lesquels elle peut l’entraîner. C’est ce que me raconte le Dictionnaire des symboles (collection « Bouquins » chez Robert Laffont paru en nov. 1989, p. 140). Me promenant ici c’est à cette œuvre du Breton Raymond Cousse que je songe : Stratégie pour deux jambons édité par Flammarion en 1978. Moi aussi j’aimerais trouver le temps de réfléchir… à ce roman pour en proposer une étude. Ne vous semble-t-il pas illustrer parfaitement cette fonction de médiation qu’est la bouche, symbole de puissance ?
Sous la rubrique ZONE FRANCHE Jean-Pierre Cescosse rend un drôle d’hommage à plusieurs pamphlétaires dont Raymond Cousse.
Nous pouvons donner la référence du texte de Jean-Pierre Cescosse, contactez-nous.
Cette chronique débute de manière tout à fait simple en réfléchissant au sens des mots et particulièrement celui du mot bêtise. Emboîtons-lui le pas. Drôle est un adjectif employé dans le nord de la France et en Belgique comme synonyme desingulier, à propos de ce qui demande une attention particulière .C’est un peu l’opposé de bête qui lui indique quelque chose d’usuel, d’ordinaire.Un bête balai ,un bête journal etc.
Jean-Pierre Cescosse est écrivain et je ne le connaissais pas. Je l’ai découvert la semaine dernière en lisant La nouvelle Quinzaine Littéraire de ce début juin. Ses mots résonnent non pas comme ceux de quelqu’un qui juge mais comme ceux de quelqu’un qui lit. Il nous fait entendre « la drôlerie furibarde » de Raymond Cousse et c’est avec une émotion palpable qu’il répond ensuite fort bien à l’épineuse question initiale formulée en intitul:
Faut-il « pamphlétiser » les pamphlétaires ?
Dans son article j’entends à la fois la peine d’un homme ravi par la lecture de Cioran mais aussi l’envie de l’auteur de livrer des impressions de lecture très personnelles.Il explique franchement qu’il s’est lassé de Philippe Muray, ensuite il s’approche lentement de ce qu’il veut nous dire et nuance avec délicatesse son propos.Ainsi il reconnaît les talentueux coups de semonce de Raymond Cousse dans A bas la critique, et sans nier qu’ils peuvent revigorer, précise aussitôt que ce n’est pas systématique, tout dépend de notre humeur.A propos de Cioran il développe quelques lignes sur le scepticisme en littérature et on peut tout à fait suivre le fil de sa pensée.Souvenons-nous de Montaigne par exemple dans les Essais ( livre second ). « La plus calamiteuse et frêle de toutes les créatures c’est l’homme et quand et quand (en même temps) la plus orgueilleuse.(….)et va se plantant par imagination au dessus du cercle de la Lune et ramenant le ciel sous ses pieds. C’est par la vanité(…)qu’il se trie soi-même et sépare de la presse(foule)des autres créatures taille les parts aux animaux ses confrères et compagnons(..)Par quelle comparaison d’eux à nous conclut-il la bêtise qu’il leur attribue ? » Les pamphlets comprennent des attaques personnelles virulentes toujours difficiles à recevoir par le public car on ne saisit pas toujours les enjeux littéraires.Retrouver le sens du grotesque en se remémorant Ubu roi d’Alfred Jarry est libérateur.De la même façon Jean-Pierre Cescosse nous invite à mieux prendre en considération le niveau de scepticisme des auteurs car il est important de ne pas perdre de vue d’où l’on cause.Il est lui-même écrivain et connaît sans doute le fardeau que peut devenir la tension interne à l’organisme que Montaigne nomme plus loin dans son livre un grand conflit° « Celui qui ,d’une douceur et d’une facilité naturelle,mépriserait les offenses reçues,ferait chose très belle et digne de louange;mais celui qui ,piqué et outré jusques au vif d’une offense s’armerait des armes de la raison contre ce furieux appétit de vengeance ,et après un grand conflit °s’en rendrait enfin maître,ferait sans doute beaucoup plus.Celui-là ferait bien et cettui-ci vertueusement;l’une action se pourrait dire bonté ; l’autre vertu,car il semble que le nom de la vertu présuppose de la difficulté et du contraste ,et qu’elle ne peut s’exercer sans partie(adversaire). »
La littérature nous préserve des apparences, tout à fait d’accord avec vous Monsieur Cescosse. Après avoir lu des écrivains nous emmener trop loin, trop près du mur qu’ils n’ont pas construit entre les humains ,on voit mieux le mur. Nous avons ensuite beau jeu de disserter et trouver la juste mesure. Comme le rappelle sur la couverture de ce bi-mensuel la citation de Maurice Nadeau : « l’œuvre vaut toujours plus que le bien,ou le mal,qu’on dira d’elle. »Vous avez l’honneur de citer A bas la critique et de présenter son auteur en resituant son pamphlet parmi d’autres et quels autres!Thomas Bernhard Mes prix littéraires ou bien encore Baudelaire Pauvre Belgique. Je mesure la joie,la satisfaction que vous m’offrez!Alors permettez-moi de la partager et de prolonger le plaisir de cette conversation par une phrase de Stratégie pour deux jambons pour faire écho à l’extrait que vous avez proposé.« Cochons, porchers et charcutiers mes frères, équarrisseur mon papa ayons à cœur de nous serre les coudes si nous ne voulons pas un jour nous serrer la ceinture. »La littérature met en mouvement les autres êtres.On les trouve plus ou moins humain surtout s’ils se comportent comme ils n’apprécieraient pas qu’on se comporte avec eux.Tout est une question de discernement, on exclut l’autre de ses connaissances, de ses relations pour des raisons qui sont quelquefois discutables et la littérature en effet les discute .Les poètes créent du sens en associant librement les mots de tous les jours les uns aux autres d’une manière subjective.Mais ils ne peuvent à eux seuls maintenir ces espaces de rencontre essentiels, fondamentaux, vitaux pour les êtres humains, que sont les livres, indépendamment de la question du support. Ils se battent et se débattent pour proposer un espace commun ouvert à l’altérité. L’autre est-il humain lorsqu’ on l’a tellement étiqueté, qu’il est assujetti ou réduit à n’être qu’un double de ce qu’on croit être .Un bête miroir ne remplace pas l’âme ou la psyché ni la conversation car au-delà c’est bien un lien qu’on tisse. Pourquoi la Parques chère à Robert Pinget est bredouillante? C’est à nous en lisant d’émettre aussi des hypothèses. S i on ne peut plus que répéter quelques sons comme un écho que reste-t-il de nous ,de nos rencontres ? Les mots dont les gens ne disputent plus le sens se vident de leur sens et se dessèchent au soleil comme de la boue. La parole et les Arts de la parole comme on disait en Belgique ne remplacent pas les actes mais ils nous amènent à changer. Sommes-nous capables de nous métamorphoser sans la littérature ? Un joli poème de Samuel Beckett évoque Les os d’Echo. En démocratie tous les citoyens revisitent les mythes et toutes les histoires qui se racontent. Une personne peut ressentir qu’un artiste « s’égosille » mais on ressent autre chose si on sait que le mot désigne chez les oiseaux un chant long et fort quand chez les êtres humains il désigne plutôt la souffrance de la gorge lorsqu’on force sa voix.Et si on a lu Watt de Samuel Beckett dans lequel il est question d’un « gosier humain » alors on peut encore poursuivre plus loin la réflexion. On ne peut pas dire que j’aime bien les jeux de ballon mais j’avais donné une rédaction sur l’amitié à une classe de jeunes âgés d’une quinzaine d’années. Les élèves footballeurs m’ont tous répondu quelque chose d’intéressant car ils savaient ce que ce mot là voulait dire. Mais beaucoup de leurs camarades âgés de quinze ans, adeptes des réseaux sociaux ,au bout d’une demi-heure, n’avaient plus grand chose à me dire. Ils ne sont pas vides pourtant mais pourraient le devenir. Etre seul avec soi-même pendant un laps de temps suffisant pour descendre en soi puis formuler quelque chose que soi-même on trouve intéressant à dire est un exercice difficile. Dans nos sociétés, le plus facile n’est pas de se relire, d’assumer. Montaigne(livre second ) ose exprimer les difficultés à percevoir ce qui se passe à bord de son corps qui comme un navire affronte l’immensité de l’océan. « Moi qui m’épie de plus près,qui ai les yeux incessamment tendus vers moi, comme celui qui n’ai pas fort à faire ailleurs,à peine oserai-je dire la vanité et la faiblesse que je trouve chez moi. (……)ou l’humeur mélancolique me tient ou la colérique (…)Quand je prends des livres,j’aurai aperçu en tel passage des grâces excellentes et qui auront féru mon âme; qu’une autre fois j’y retombe, j’ai beau le tourner et virer ,j’ai beau le plier et le manier, c’est une masse inconnue et informe pour moi. (…)chacun en dirait autant de soi, s’il se regardait comme moi. Notre corps est chargé comme un navire de culture et d’histoire et Plantu quand il dit respecter les religions parce que les gens adhèrent aux dogmes avec leurs « tripes » sait de quoi il parle. A Jean-Pierre Cescosse il semble que les écrits de pamphlétaires reflètent des sentiments d’amour et de haine de soi mêlés les uns aux autres.Montaigne a douté de l’utilité de la torture(la question) et s’est élevé contre la destruction brutale et violente des civilisations différentes de la nôtre en avertissant qu’alors c’est notre civilisation que nous mettons en danger .N’ayons pas peur des mots car ils reflètent ,oui, Jean-Pierre Cescosse, nos sentiments.Eugène Ionesco nous donne le courage d’affronter les tueurs en intitulant une de ses œuvres Tueur sans gages.Ils existent, ceux qui tuent le mot altérité quand d’autres philosophes passent leur temps à essayer de le remplir de vie,de le remplir de sens comme un fruit se gorge de sève. Lorsque l’on est seul avec soi-même,cette tension intérieure,psychique est telle que Robert Pinget la mentionne dans presque toutes ses œuvres. Au théâtre de la Bastille(pas l’opéra) était représenté dans une adaptation de l’une de ses pièces un puits sur la scène.Le spectateur peut alors se représenter les mots comme de l’eau,comme jaillit la pluie,des différences de température dans les nuages,lorsque le froid et le chaud se rencontrent. Dans L’ennemi Robert Pinget note au n°140:« Ce rêve où il est le double de soi. L’ennemi,luimême acharné à sa perte.Sortir du rêve.(…) » Les différences produisent aussi des orages et des déluges qui ,en mer, sont terrifiants .Qu’on pense au récit d’Homère.Il s’en passe des choses avant qu’un auteur arrive à écrire ce qu’il souhaite et s’il n’est pas entendu alors il ne peut se remettre de l’effort et stabiliser son navire.Comme on tombe dans un puits, on disparaît dans la tourmente. Robert Pinget numérote les textes de 1 à 140 et comme nos corps sont marqués par les mouvements répétés, les mots laissent ici des traces de leurs élans au n° 28« Traquer l’esprit mauvais .Sauver l’oeuvre .D’autres personnages sur ce thème qui double le premier et doit le refondre en marge du bavardage,le placer dans le creuset du beau travail.Quel opérateur?Avancer à tâtons dans l’aire des possibles.Pas d’acception de personne.Ineffable présence en fin d’aventure. »puis au n°44 « Grande fatigue.(….)De ce dépit, la force.Celui qui parle doit confondre l’adversaire .Pas d’alternative. » puis au n° 100 « Texte primaire à transformer .Contraires à conjuguer.Processus en cours.Paradoxal détachement pour mener les choses à bonne fin.Déjà le but tenu pour inaccessible.Seul stimulus » Comment mieux partager avec le lecteur la recherche,comment lui ouvrir plus grand les portes de son atelier d’artiste?Robert Pinget est d’une générosité à couper le souffle.Lorsqu’il écrit « entende qui a des oreilles » cela signifie pour moi que cette part d’humanité il va la chercher loin pour la partager avec le plus grand nombre,sans dictionnaire spécialisé.Quand on pense à tous ceux qui dans le monde donneraient beaucoup pour avoir un petit mot.Ce n’est pas parce que les gens ne sont pas gentils qu’ils ne se parlent pas mais parce qu’ils n’y arrivent plus.Lorsque le mot altérité est mort rien ne repousse.Les forces destructrices se mettent en place pour tenter de détruire et faire le vide afin que s’installe un nouvel univers ou un nouvel équilibre .L’être humain n’est pas fait pour vivre seul et il n’a pas seulement besoin d’échanger de l’air ,de la nourriture ,de l’eau avec son environnement ,il a aussi besoin d’échanger des mots .Les écrivains nous montrent le chemin.Julien Gracq regrette dans son pamphlet La littérature à l’estomac la raréfaction du public spécialisé ,des pairs et il explique que la multiplication de savoirs de plus en plus sophistiqués et de plus en plus inaccessibles au plus grand nombre entraîne une raréfaction du public et aussi une disparition d’un public averti qui relaye l’information. Lorsque les gens renoncent à leur propre « pensée formelle » c’est le terme employé par Julien Gracq pour tenter de définir la littérature, lorsque leur pensée ne revêt plus une mise en forme pour qu’un alter ego échange, réponde ou trouve quelque chose à y redire alors la sociabilité est un vain mot.Que dire de ceux qu’on oblige à se défausser de leurs mots comme on pratiquait la saignée du temps de Molière ?On lira peut-être un jour plus et mieux qu’aujourd’hui L’inquisitoire de Robert Pinget. Que dire de ceux qu’on encercle dans leurs contradictions et qu’on enferme dans leurs ressentiments voire dans une image figée d’eux-même ?Les considérations morales et les dévotions par trop zélées ne doivent pas l’emporter.Elles rendent le langage inintelligible à ceux qui n’appartiennent pas à la même communauté , scientifique , religieuse ou autre. Et si Montaigne n’est pas d’un grand réconfort à ceux qui peinent à lire les pamphlets qu’on écoute Victor Hugo « on se plaint quelquefois des écrivains qui disent MOI.Parlez de nous leur crie-t-on, hélas!Quand je vous parle de moi ,je vous parle de vous.Comment ne le sentez-vous pas?Ah insensé qui crois que je ne suis pas toi »Car cela fait du bien aussi de mêler des voix , c’est toujours un peu de chaleur, comme sur le tableau Les acrobates de Fernand Léger.Ensemble nous ne ressemblons ni seulement à nous-même ,ni seulement aux autres.L’effort que nous propose de faire Robert Pinget d’exercer nos oreilles est à faire aussi avec les pamphlétaires pour que la littérature nous emmène loin de notre « vermine humaine » Jean-Pierre Cescosse raccompagne Cioran « il s’est éloigné des cortèges pour rire,penser ,écouter Bach et fondre dans l’or des mots ,sa part d’inconsolable ,de solitude et d’effroi . »Cette belle phrase exprime la tendresse avec laquelle le journaliste s’éclipse, aussi belle que la lune ces jours-ci.La nouvelle Quinzaine Littéraire a l’honneur de citer sous sa plume le recueil de lettres ,pourtant intitulé « A bas la critique » et illumine cette autre belle phrase de Raymond Cousse : « L’art véritable se situe toujours du côté du sensible,de l’émotion ,de la musique bref en marge des pouvoirs de toutes natures. »
Toutes les images et les photos visibles sur ce site le sont à la gloire de Cécile Cousse. Ce premier texte introductif,présentant l’oeuvre que leur père leur a dédiée est destiné à Clara,sa sœur .